Dans la langue franceintersectionnelle se balade un certain On. Il n’a rien de l’impersonnel nécessaire à l’ordre syntaxique, celui du « on-dit », qui traduit non pas ce qui se dit, mais ce qu’il se dit, « il se dit que » où se donne déjà l’indice d’une forme réflexive, revenant sur soi. Nous y reviendrons… Peut-être.
Il n’est pas non plus celui de la licence poétique de Victor Hugo « On s’informe » par laquelle se dit qu’une information est prise par quelque procédé repérable.
Ce On n’est pas non plus celui d’Orion, l’enfant bleu dont Bauchau rapporte le « On ne sait pas, moi, madame ».
Avec son apparente tranquillité, le On dont il est question joue les laxistes, bienveillante coolitude oblige. Mais il est un redoutable contremaître. Il exploite le registre familier dont il provient, celui qui tronque la première personne du pluriel dans l’impersonnel d’une troisième personne du singulier. Un geste courant, dont nous usons quotidiennement, qui ne feint pas l’indistinction. Parfois, nous, c’est on. Mais l’impersonnel du singulier est une pente irrésistible du collectif du Discours Capitaliste. Au beurre de la publicité communautaire s’ajoute la fausse monnaie d’une responsabilité d’apparat, complaisante et bon marché. On permet de jouir de la publicité des énoncés sans endosser la responsabilité du sujet qui les énoncerait. Le On du tout bénéf.
Car en termes de troisième personne du singulier, On fait valoir une troisième personne sans tiers et un singulier sans autre qui puisse l’éprouver. Assurance tout-risque, ce On est le sujet grammatical d’un collectif vertueux, d’une communauté (imaginaire) dont chacun rallie la cause avec abnégation pour se fondre dans un impersonnel utérin de pacotille. Comment mieux dissimuler un déni d’altérité sinon en le recouvrant d’une abnégation de soi ? Et sur ce plan, Moi-je sait y faire. Car ce On est bien sûr l’un des nombreux pseudos du collectif des Moi-je. Le Discours Capitaliste produit de ces astuces…
Mais il ne suffit pas de dire qu’On recouvre le refus d’une responsabilité par le sentiment communautaire auquel il fait croire. C’est à nouveau une dimension du sujet qui est écrasée, aplatie aux deux dimensions du moi qui n’en peut plus de se saisir et de se satisfaire. Et cette dimension écrasée du sujet est celle du Réel. Car nous avons en horreur cette propriété du sujet : il est le vide particulier et singulier qui nous fait noyau, au départ duquel peut s’énoncer notre propre parole. Il est un souffle, que nous devons supposer tant il reste insaisissable : il s’évanouit dans la parole qu’il produit. Le Discours Capitaliste le tient en horreur.
Dans le roman d’Henry Bauchau (que nous ne saurions donc considérer comme une vignette clinique), la structure psychique d’Orion le contraint à l’indistinction. Parlons — pour faire trop vite — d’un défaut de coupure conduisant à une impossibilité de contour. Orion pâtissant de cette indifférenciation structurelle a trouvé, entre autres inventions, l’association du On au Moi, pour s’arrimer un peu et limiter par la parole sa dérive subjective. « On ne sait pas, moi, madame ». Ce couple On-moi est pour lui une façon de s’orienter dans l’indifférencié qui le noierait sans l’amarre symbolique qu’il est parvenu à agripper. Et il ne s’y est pas trompé, trouvant par cette prise signifiante le peu de nouage qui stabilise ses rudimentaires coordonnées subjectives.
Cette indistinction — qu’Orion parvient tant bien que mal à ciseler un peu — est élevée au rang de vertu par le On nanti ambiant. Structurelle et fatale au sujet chez Orion, elle est valorisée par le Discours Capitaliste (qui reste la structure de la confusion). Nécessaire à la gamme des croyances, elle devient vertueuse. On en fait la promotion !
En brandissant un affranchissement vainqueur du réel de la parole, On promeut en effet l’indistinction comme principe d’émancipation. Les contours sont floutés, la séparation des corps superflue, la côn-fusion enfin possible (ce qui souligne encore qu’elle n’est qu’affaire de signifiant).
Mais la parole est toujours déjà corps, et c’est toujours un corps qui parle. C’est un corps parlant, coupé de ce qu’il n’est pas, qui cause le sujet, depuis l’écho du vide qui lui fait cœur. Sa responsabilité ne lui laissera aucune échappatoire. C’est là la responsabilité véritable. Elle est corrélative d’une éthique. « De notre position de sujet, nous sommes toujours responsables ». Nous devons en répondre alors que nous ne la percevons qu’après-coup, une fois qu’elle est advenue. La voilà, la responsabilité. Elle nous fait répondre d’une position que nous n’avons pas choisie, celle de notre sujet (qui n’est autre que le sujet de l’inconscient), qui nous engage. Éthos, le pas sans retour fait devant soi.
De ce point de vue, la responsabilité diluée et illusoire de notre On n’est plus qu’une fumée aveuglante et parfumée masquant commodément le lieu de notre engagement le plus crucial. Elle émane d’une équation qui fait depuis longtemps programme : glorifier le corps imaginaire pour mieux en dénier le réel aux dépens du sujet, commodément évacué de l’opération.
Et il faut le dire encore : pas de sujet sans corps, sans énonciation, sans coupure, sans segment, sans articulation. Le corps est un étendard de la discontinuité qui nous afflige. Or, On n’a pas de corps. C’est précisément la qualité qu’on lui trouve. Pas de coupure signifiante, pas de discontinuité, pas de séparation des corps pour ce On-là. En un mot, pas de réel. Conséquence : pas de sujet. En finir avec le sujet (qui reste le sujet de l’inconscient), c’est toujours d’abord en finir avec le corps.
On se fait ainsi promoteur de l’obsolescence du corps parlant.
Aux côtés de son artifice grammatical se déplie une longue batterie de subterfuges déjà anciens qui entretiennent le même déni du réel de notre discontinuité. « Choisir son corps » et « sauver la planète » en sont les plus immédiatement expressifs, loin d’être les seuls. Petits mantras communautaires, nouveaux fétiches dernier cri, ils traduisent eux aussi le fantasme d’une suture de notre discontinuité.
Il faut rappeler encore qu’il s’agit toujours d’effets de structure, ici celle du Discours Capitaliste tel que Lacan le formalise en 1972 (Discours Capitaliste qui ne doit pas être confondu avec le capitalisme, qui en est un rejeton. Il aura fallu près de 500 ans pour qu’apparaisse cette structure). Se reconnaître sous l’étiquette fétichiste de ce On, c’est être, comme nous tous, joué par cette structure, être agi bien avant d’agir. Car l’apparition de ce On n’a pas d’instigateur. Elle s’est produite par le travail logique d’un réseau de relations (qui est structure. Et la structure est réelle. Il serait trop long de redire ici que la relation est toujours première. C’est elle qui détermine non seulement la place, mais aussi la nature des termes qu’elle relie).
Que le On n’ait pas d’instigateur qui l’institue ne signifie pas, cependant, que personne n’en profite. Et à bon compte. Retour sur une exonération de responsabilité que permet l’évacuation de la dimension réelle du sujet, de l’éthique qui lui est attachée. C’est une structure sans éthique qui se dévoile ici en effet, entre les arpents du champ de la perversion. N’en déplaise aux donneurs de leçon de ce On médiatico-moral.
Reste sous son étiquette un agglomérat informe de corps imaginaires, dociles, crédules et intéressés, joués par la vis sans fin du Discours Capitaliste, invités à se consommer eux-mêmes pour s'assurer d'avantageux recommencements.
La psychanalyse, la vraie, propose, elle, de poursuivre, en « trouvant ce qu'il faut de jouissance dans le parler pour que l’histoire continue ».
Comments